Le yuan rejoint le club très fermé des monnaies fortes
Le Fonds monétaire international (FMI) a présenté le 1er octobre 2016 le nouveau panier des droits de tirage spéciaux (DTS) incluant le renminbi en tant que devise importante du panier, aux côtés du dollar américain, de l’euro, du yen japonais, de la livre sterling, du dollar australien, du dollar canadien et du franc suisse.
"La Chine a fait pression sur le FMI pour inclure le renminbi dans le panier des devises mondiales fortes pour plusieurs raisons", explique Shawkat Hammoudeh, professeur d’économie à l’Université Drexel aux États-Unis, notant que la première et la plus importante raison est l’affirmation internationale de la monnaie chinoise acquise dès son adhésion pour soutenir fortement les projets de la Chine qui "ambitionne de contrôler le monde".
Deuxième raison, ajoute ce chercheur du LeBow College of Business à la Philadelphie dans un entretien accordé au magazine BAB, la Chine "mérite" cette adhésion, car elle est devenue la deuxième plus grande économie internationale et "l’usine du monde".
Pour cet économiste, la troisième raison est que les réserves des pays asiatiques sont toujours davantage en renminbi puisque sa valeur est "artificiellement basse" en raison de l’intervention de la Banque populaire de Chine qui pratique de manière délibérée la dévaluation compétitive de sa monnaie afin de doper les exportations du pays.
Bien que près de 60% des réserves de change mondiales soient constituées du dollar américain qui demeure la première monnaie de réserve mondiale, Hammoudeh s’attend à ce que l’intégration de la monnaie chinoise à long terme conduise à l’apparition d’un "système multipolaire complet", dans lequel le dollar devient la principale monnaie de réserve pour les Amériques, l’euro pour l’Europe et l’Afrique, et le renminbi pour l’Asie et l’Australie.
Mettant en exergue le débat sur la nécessité d’établir un nouveau système monétaire international qui ne repose sur la monnaie d’aucun pays, Hammoudeh précise qu’au cœur d’un tel système, il y aura une "monnaie mondiale unique", basée probablement sur les DTS, pour régler les échanges commerciaux et les paiements internationaux.
Mais pour que ce système soit mis en place, ajoute cet expert, il faut des changements dans le statut du FMI qui sera chargé de l’impression des billets de la monnaie unique, tandis qu’un nouvel organisme doit maintenir les DTS.
Vers la fin du règne du dollar ?
"Tenter de prédire l’avenir du dollar impose de répondre à la question suivante : le yuan est-il considéré comme un concurrent sérieux qui pourrait remplacer le dollar en tant que monnaie de réserve mondiale ?", s’interroge l’économiste sud-africain Desmond Lachman dans un article publié par le magazine américain "National Interest".
Pour répondre à cette question, cet auteur estime que "le dollar ne semble pas sur le point de perdre sa position de première monnaie mondiale à court terme".
Même son de cloche chez Idil Uz Akdogan, professeur d’économie à l’University College London, qui approuve la suprématie du dollar américain devenu une monnaie dominante sur les marchés financiers au cours des soixante dernières années, ayant également tendance à conserver son statut de monnaie principale pour régler les factures commerciales et les investissements directs à l’étranger (IDE).
Durant ces années, poursuit la chercheuse de l’École des études slaves et est-européennes, les marchés mondiaux ont été caractérisés par des changements majeurs tels que l’effondrement du système de Bretton Woods dans les années 70, l’accumulation de la dette au Japon dans les années 80 ou encore l’adoption de l’euro comme monnaie principale de l’Union européenne en 1999.
Sous cet éclairage, cette spécialiste de la macroéconomie explique dans un entretien accordé à BAB, que la dernière décennie a été marquée par plusieurs défis, tels que la tendance de diverses banques centrales à diversifier leurs réserves depuis la dernière crise financière mondiale et les efforts de la Chine pour renforcer le renminbi face à l’impact de la crise du coronavirus sur l’économie mondiale.
Malgré tous ces défis, Akdogan indique que les réserves du dollar américain sont actuellement encore supérieures à 60 %, ajoutant que les marchés mondiaux ne sont pas prêts à abandonner le dollar, car "l’incertitude associée au dollar américain est moins que celle associée à une autre devise alternative ou à tout autre système en réalité". Autrement dit, le dollar inspire plus confiance que toute autre devise ou tout système international.
Dans un article publié par le magazine "Forbes", l’analyste américain Kenneth Rapoza a affirmé que l’espoir de la Chine est de remplacer le dollar utilisé pour exprimer la cotation des produits mondiaux comme le pétrole saoudien ou pour payer le soja brésilien, mais "cet espoir s’est envolé".
"Si l’euro ne peut pas surpasser le dollar, ce ne sera pas le cas pour le renminbi", a-t-il écrit, ajoutant que de nombreuses économies mondiales sont "en colère contre la Chine pour son manque de transparence concernant le Covid-19", et qu’il est peu probable que ses principaux partenaires commerciaux règlent leurs échanges avec le yuan après la fin de la pandémie.
Toutefois, le journaliste et chercheur cubain Hedelberto López Blanch ne partage pas le même avis, expliquant qu’il ne faut pas sous-estimer la valeur du yuan, car elle affecte indirectement la domination du dollar. Le yuan est également l’une des devises les plus échangées dans le monde, et tout indique qu’il "deviendra tôt ou tard parmi les devises internationales les plus importantes après avoir rejoint les DTS", écrit-il dans un article publié par le site espagnol "Rebelion".
Malgré le règne incontesté du dollar, les États-Unis subissent actuellement des pertes financières les plus importantes de son histoire, que ce soit son déficit budgétaire ou son niveau de dette publique (plus de 100 % du PIB), de même que la Réserve fédérale n’a jamais maintenu les taux d’intérêt à un niveau aussi bas (de 0 à 0,25 %), s’assurant un budget fédéral expansionniste aussi rapidement que prévu. Ces indicateurs montrent clairement que les États-Unis sont face à une nouvelle crise de la dette sous forme d’une menace existentielle pour sa monnaie en raison de la récession économique due aux conséquences négatives de la pandémie.
La monnaie "Facebook" et le dollar face au yuan numérique
Lorsque Facebook a annoncé son projet "Libra" pour la première fois il y a environ un an et demi, le Comité des services financiers de la Maison-Blanche n’a pas tout à fait partagé l’enthousiasme de Mark Zuckerberg, PDG du géant américain, remettant immédiatement en question sa capacité à développer "Libra" en tant que devise numérique sûre.
Outre les critiques "provocantes" qu’elles soient de la députée Katie Porter au Congrès américain notant une remarque "sarcastique" sur la coiffure de Zuckerberg, ou de Warren Davidson qui a décrit Libra comme un "shitcoin", le projet a rencontré plusieurs difficultés réglementaires qui ont eu pour effet le report de sa date de lancement, fixée au début de l’année dernière, et ainsi changer son nom en "Diem" pour devenir une nouvelle monnaie complètement différente de son prédécesseur.
À cet égard, la monnaie "Libra" a été vue comme une menace pour la souveraineté monétaire des pays, explique l’écrivaine suédoise Amy Day dans un article publié par le site hongkongais "BeINCrypto", précisant que cette monnaie a aussi suscité l’antagonisme des principaux responsables de la politique financière et des banques centrales à cause de la présence mondiale du géant du numérique américain et à sa grande capacité à influencer l’opinion publique.
Dans cette perspective, l’analyste américaine Tatiana Koffman a confirmé que "Libra" a été censée inclure 50 % du dollar américain, et le reste était en euro, le yen japonais, la livre britannique et le dollar singapourien, et ce "après avoir clairement exclu le yuan chinois".
Après que Zuckerberg ait reconnu que sa société n’a pas été le candidat idéal pour lancer une nouvelle monnaie internationale en raison de ses récents problèmes de confidentialité et du scandale "Cambridge Analytica", il espérait tout de même ralentir l’empreinte mondiale de la Chine. En même temps, la Chine a lancé "sans relâche" la version numérique du yuan, faisant d’elle "le premier pays au monde à avoir une monnaie de banque centrale numérique", constate-t-elle dans un article publié par le magazine américain "Forbes".
Après avoir souligné cette étape historique qui a nécessité plus de 80 ans de travail, Koffman a affirmé que le yuan est "le dernier outil de la Chine dans le jeu de l’expansion économique".
Selon cette experte des cryptomonnaies, la structure financière mondiale a réalisé un bond en avant quand la Chine a testé pour la première fois le "yuan numérique", et ce après un processus de recherche et développement qui a duré au moins cinq ans.
Le yuan numérique… une menace pour la suprématie du dollar américain ?
Dans un article publié par le site américain "Modern Diplomacy", les chercheurs Faisal Ahmed et Hardik Gupta ont suggéré que le yuan numérique trouve une forte acceptation parmi les Chinois à l’intérieur du pays, dont la plupart disposent d’un smartphone leur permettant d’utiliser des applications comme "Alipay" et "Wechat Pay" pour réaliser les transferts d’argent.
En plus des progrès de la Chine en matière d’inclusion financière, ces économistes affirment que l’introduction du yuan numérique a eu un impact positif sur l’économie et la vie quotidienne des Chinois, car cette nouvelle monnaie contribue à réduire les coûts et à accroître la facilité et la commodité des paiements financiers.
De plus, les deux experts s’attendent à ce que la banque centrale chinoise soit en meilleure position pour contrôler les paiements illégaux et la fraude, estimant que le yuan numérique aidera le gouvernement à transférer de l’argent à son fonds de secours pour lutter contre les conséquences du coronavirus.
Sur le plan international, les deux analystes ont conclu que l’émergence du yuan numérique est susceptible d’affecter la plupart des économies mondiales en raison de leur dépendance historique au système financier basé sur le dollar. Par conséquent, ces économies doivent améliorer leur système de numérisation des paiements et d’inclusion financière, tout en réduisant progressivement leur dépendance au dollar.